L’anomalie. La ville qui se dresse au loin par-delà la canopée semble une main griffant les cieux. À mesure que l’on s’en approche, elle révèle sa démesure de béton, de verre et de métal. Les hommes qui l’ont rejointe s’y entassent dans un défi permanent, conquête ou survie, lancé à l’espèce tout autant qu’à l’espace : leurs efforts pour dresser la nature sont perdus d’avance, ils le savent. Partout, dans les interstices, les marges, les fissures, la végétation ressurgit, comme sous l’effet d’un sortilège.
Les ordonnateurs de cet étrange fantasme tirent leur fierté des hauteurs dans lesquelles ils se sont retranchés. Invisibles, ils contemplent le gigantisme de cette matrice en incessante mutation, promesse d’enrichissement ou d’accomplissement, ignorant la sagesse qui, dans la Rome antique déjà, avait fait réglementer la hauteur maximum des immeubles pour éviter l’effondrement.
Plus bas, le temps s’étire : les hommes attendent, figés, l’ouverture d’une barrière, l’arrivée d’un client, la fin d’une pause règlementaire. L’attente vire à l’absurde. Même les boxeurs venus chercher la fraicheur sous les ponts semblent vidés de leur énergie. Ces images pourraient avoir été prises à Bangkok, à Hong-Kong, à Tokyo ou dans n’importe quelle mégalopole du Sud-est asiatique. Le photographe qui s’y perd, armé d’un appareil photographique d’un autre temps, en ausculte les fissures, les failles et les étrangetés, comme si d’un tel enchâssement d’hommes et de béton ne pouvait surgir qu’un accident. À moins que l’anomalie ne soit plus globale.
Ces photographies ont été réalisées entre 2010 et 2017 en 4×5 inch, C41 et sont le fruit de mes réflexions sur la place de l’homme dans l’urbanisme des villes du Sud-Est asiatique. Le texte ci-dessus est d’Amaury Chardeau.